Sarah Beaulieu est connue pour avoir travaillé entre autre chez Ubisoft pour Assassin’s creed : mirage. Ayant une vague idée de ce à quoi renvoie ce métier, et plutôt passionné par la littérature, j’ai saisis cette occasion pour en apprendre plus sur le sujet et découvrir une une autre librairie lyonnaise.

"Architectures des Imaginaires : la fiction et le jeu vidéo", avec Sarah Beaulieu et la librairie La Virevolte - jeudi 16 janvier 2025

En quoi consiste le métier de narrative director ?

Pour le Gaming Campus, il consiste à “créer des histoires captivantes. Il est responsable de l’écriture du scénario, des dialogues, des personnages et de la narration globale du jeu. Son travail consiste à transformer une idée en une expérience interactive passionnante pour les joueurs.”
(cf https://gamingcampus.fr/metiers/narrative-designer.html)

Pour YNOV, “son objectif est de concevoir les éléments narratifs d’un jeu et de les rendre cohérents tout au long de l’histoire et du processus de développement. Le métier de Narrative designer consiste également à mettre en place des systèmes de narration interactifs afin d’assurer un gameplay optimal au sein du jeu.”
(cf https://www.ynov.com/metiers/narrative-designer)

Je n’ai jamais eu l’occasion de travailler avec un.e narrative director ou narrative designer, mais j’ai quand même la sensation qu’il y a une tension sur la place qu’on lui donne dans la conception du jeu. Et cette rencontre avec Sarah a un peu confirmé la chose.

Son parcours vers l’écriture

Avant de travailler dans le jeu vidéo, Sarah explique qu’elle a très tôt baigné dans la littérature grâce à sa mère prof de français. Elle décide de faire des études dans les arts du spectacle en se spécialisant d’abord dans le cinéma puis dans l’écriture interactive “trans-média” à Lyon. En 15 ans, Sarah a travaillé avec différents studios comme Oldskull et Ubisoft.

En reprenant l’écrivaine Nancy Huston, Sarah réaffirme que l’espèce humaine est la seule espèce à faire société sur le fait de se raconter des histoires. La fiction peut donc être considérée comme vitale.

Dans le jeu vidéo, la narration se réalise avec les dialogues mais aussi avec les environnements, le son, les mécaniques de jeu, les descriptions textuelles de documents et d’objets dans l’inventaire, etc…

Qui prend la décision de raconter quoi et pour s’adresser à qui ?

Le processus décisionnaire est plus difficile sur des gros projets. Chez Ubisoft, Sarah a du gérer une équipe d’une dizaine de scénaristes pour Assassin’s Creed. Elle a rappelé qu’en tout entre 600 et 700 personnes ont travaillé sur le jeu sur différents continents.

Sur la question de “l’auteur”, il n’y a pas d’auteur dans le jeu vidéo à proprement parlé comme dans le cinéma, pas dans les gros jeux en tout cas. C’est un travail collectif. Il est donc difficile pour des budgets aussi surveillés de se construire une place d’auteur. Est-ce vraiment une mauvaise chose ? Quand je vois ce que çà donne dans le cinéma français, je ne le crois pas (il me tarde de lire le livre de Geneviève Seullier “le culte de l’auteur” à ce sujet).

La politique dans le JV

Pour ce qui est de la politique dans les JV, Sarah explique que les enjeux sont souvent très dilués voire inexistants. Dans ses pratiques, Sarah ne cherche pas particulièrement à politiser son travail. Mais cite tout-de-même Roland Barthes en disant qu’on ne maîtrise jamais vraiment le message de son art, comment il est reçu par le public, ainsi “l’auteur meurt toujours”. Pourquoi ça serait différent avec le jeu vidéo ? Personnellement, cette idée m’a toujours heurté depuis mes études artistiques, même si je ne peux que valider la chose : nous n’avons pas le contrôle de comment va être reçu une oeuvre, mais nous avons la responsabilité de faire des choix. Et la possibilité de s’exclure du champ politique lorsqu’on investie la représentation humaine et le récit, ça me heurte.

Respecter une licence existante… et ses fans

Pour Assassin’s creed, il aura fallu à Sarah se documenter au maximum pour s’imprégner du lore (univers fictionnel) sans trahir ni la licence, ni la fan base et tout en apportant quelque chose en plus. Sacrée gymnastique intellectuelle !  En rappelant son amour immodéré pour ces derniers, Sarah explique que son but n’est pas de satisfaire tout le monde, mais de faire des choix cohérents et stimulants. Tout le monde n’étant jamais d’accord, de toutes façons !

La contrainte du temps dans le narrative design

Dans l’industrie du jeu vidéo, c’est le “Time to market” (échéance temporelle) qui détermine l’écriture. Et, encore une fois, contrairement au cinéma, la création du jeu peu commencer avant que le scénario ne soit terminé. Dans le cinéma, c’est le scénario qui vend le projet du film. Assassin’s creed : mirage, c’est 3 ans de production, dont moins d’un an pour l’écriture avec une équipe de 9 scénaristes.

Le narrative design n’est pas là pour meubler

Pour Sarah, le plus intéressant c’est de pouvoir intervenir au tout début de la conception du projet. Mais il arrive que les mécaniques soient déjà prêtes, et dans ces cas là, il est difficile de rendre le tout plus captivant. Je me rends compte que c’est pareil pour la création graphique en générale et les processus décisionnaires. Comment les rendre plus démocratiques et inclusifs possibles ? Comment faire pour que chaque discipline contribuant au développement d’un projet puisse avoir son mot à dire, plutôt que d’être sollicitée au dernier moment ? est-ce que ça ne nous permettrait pas de créer des jeux finalement plus novateurs ?

Sarah regrette que le narrative design soit encore considéré comme consistant simplement à plaquer des cinématiques sur du gameplay, et doit parfois lutter contre une vision oldschool du jv. Le narrative design n’est pas du décorum, ni du sparadrap qui apporte une couche narrative superficielle.

Les retouches infernales

On demande souvent à des acteurs de réaliser des doublages de voix et d’improviser dans des caissons insonorisés avec très peu de matériaux mais des consignes strictes. Pour pouvoir s’immerger dans l’ambiance en tant qu’acteur afin de proposer une interprétation convaincante, le narrative director peut aider dans cette tâche. Combien de jeux sont-ils nivelés vers le bas à cause du doublage de voix médiocre ? Pire encore, généré par intelligence artificielle ? Perso, sur un jeu comme Wayfinder, c’est insupportable.

Il n’est pas rare que l’on fasse revenir les acteurs pour refaire les doublages. Avec quelques anecdotes, Sarah explique que ça peut vite devenir l’enfer. Elle raconte qu’une fois, un acteur devait revenir pour ré-enregistrer une tirade de 17 secondes précises, en respectant exactement cette durée, car la version initiale a permis de poser la synchronisation des lèvres du personnages en 3D, sur laquelle il n’était donc pas possible de revenir. L’enfer.

La question de l’AI

Dans son expérience, Sarah constate que, si l’intelligence artificielle n’est à priori pas trop une menace pour les narrative designers seniors, c’est une réelle menace pour les juniors qui doivent s’imposer et faire leur place sur le marché du travail. L’ AI semble déjà utilisée pour les petites tâches avec lesquelles les juniors pouvaient autrefois se faire la main. Là aussi, je pense très fortement aux autres juniors du JV qui vont galérer de la même manière. Et j’en fait partie.

Sa méthodologie personnelle

Pour l’écriture, Sarah évoque sa pyramide :

Thématique > univers fictionnel > personnage > histoire

Mais pour des lores plus complexes comme du Tolkien, c’est plutôt une analyse interdisciplinaire : sociologie / géographie / technologie… Il faut rajouter des couches d’analyses. J’ai retenu les termes suivants : “Monde primaire / monde secondaire”, “worldbuilding”.

Sarah aime beaucoup créer des histoires à partir d’une carte. Elle teste environ 150 jeux/an pour se nourrir. Ses favoris : Outerwild, Limbo, Inside, Disco Elysium.

Ses références littéraires

Sarah distingue la littérature du corps de celle de l’esprit. Stephen king et les anglo saxons vont vers le verbe et pas l’adjectif. C’est la littérature du corps. L’autobiographie de King « Écriture : Mémoires d’un métier » est pasionnante.  Oscar Wilde par contre, appartiendrait plutôt à la littérature de l’esprit avec “Le portrait de Dorian Gray”.

Les livres qui l’ont marqué :

  • Le portrait de Dorian Gray, Oscar Wilde
  • L’aveuglement, José Saramago
  • Les chroniques martiennes, Ray Bradbury

Ses références en écriture de jeux vidéos

Vous en trouverez d’autres sur son site.

  • Building Imaginary Worlds, J.P. Wolf
  • Game Writing, édité par Chris Bateman
  • La dramaturgie, l’art du récit, Yves Lavandier
  • Le nouveau magasin d’écriture, Hubert Haddad